"Toi, le frère que je n'ai jamais eu..." :
thème d'une chanson bien connue et émouvante. Qui se représenterait
ce frère imaginaire sous les traits d'un braqueur de banque, d'un tétraplégique,
d'un drogué ou d'un trisomique, sauf après avoir vu Rainman ?
L'imagination, pour combler nos vides affectifs, forme une figure abstraite qui
ne correspond pas à un être de chair, jamais parfait sous tous rapports.
Vouloir un enfant, n'est-ce pas refouler des rêves qui
ne s'achèvent que sur des déceptions ? Un être humain est
aussi imprévisible que la vie elle-même ; aussi, après l'avoir
voulu, ' en admettant qu'on puisse seulement le vouloir ' pouvons-nous autre chose
que l'accepter tel qu'il est ?
UNE LÉGISLATION ÉVOLUTIVE
Pourtant, à notre époque, à partir de l'idée
que l'on peut "faire" sa vie ' et celle des autres ' , en particulier
sa vie sexuelle, dans le cadre d'une conception de la société "pro-choice"
(pour le choix), se généralise une vision eugéniste de ce qui
n'est plus reconnu comme la procréation : le choix s'étend aux caractéristiques
qu'auront les enfants, à qui s'applique le triple commandement : "quand
je veux", "comme je veux", "comme je le veux".
L'évolution de la législation se combine avec celle des sciences et
des techniques pour permettre à nos contemporains de "sélectionner"
les enfants : cela a commencé par les dispositions de la loi Veil sur l'avortement
thérapeutique, associées aux techniques de diagnostic prénatal
; cette sélection est d'autant plus impitoyable que la loi n'a pas défini
de critères précis pour séparer les "brebis"
des "boucs".
Cet eugénisme s'affirme dans la procréation artificielle,
surtout à cause du coût financier et psychologique (c'est très
éprouvant pour les couples) du recours à ses méthodes :
il ne peut être question d'aboutir, au terme de tant d'efforts, à un
"produit" défectueux.
Donc l'avortement est, d'une part, un moyen d'exclusion de l'enfant
indésirable, en considération d'une détresse (parfois réelle)
de la mère. D'autre part, psychologiquement parlant, il est plus qu'un simple
incident de parcours : ses conséquences sur le comportement de la mère
à l'égard des enfants (appelons-les "survivants")
qui naîtront ultérieurement, peut être le reflet d'un eugénisme
implicite. C'est cet aspect-là que nous nous proposons de considérer.
LE SYNDROME POST-AVORTEMENT
Un syndrome post-avortement, qui se traduit, souvent bien des
années après, chez des femmes ayant subi un avortement, par un état
dépressif et un effondrement des défenses immunitaires, a été
mis en évidence à partir de constatations de pédiatres ou de
pédopsychiatres, dont le docteur Marie PEETERS (pédiatre, attachée
de consultation à l'hôpital Necker). Elle précise que, avant
même les manifestations spécifiques de ce syndrome, les praticiens
peuvent déceler qu'une femme souffre d'un avortement à différents
signes : elle a "quelque chose dans les yeux de l'expression d'un enfant
qui crie au secours" ; il s'agit d'une femme qui n'écoute pas et
avec laquelle un dialogue est difficile parce qu'elle n'est pas en paix ; surtout,
l'avortement a de graves répercussions sur la relation mère-enfant :
que la mère soit perdue face à un enfant dont elle ne sait pas trop
comment s'occuper, ou qu'elle en fasse un enfant de substitution auquel elle s'accroche
et qui n'a pas la liberté d'explorer le monde qui l'entoure.
Cette attitude est manifeste chez des femmes dont l'enfant naît
après un ou plusieurs avortements ; la grossesse, dans ce cas, a été
particulièrement difficile : la femme revit en même temps la grossesse
précédente et l'avortement qui y a mis un terme.
L'enfant qui naît est donc particulièrement précieux ;
on attend de lui qu'il soit docile et sage ; ce qu'il sera, sans doute, jusqu'à
l'adolescence ou apparaît l'opposition, voire la révolte, contre une
attitude trop possessive des parents.
Il n'est pas rassurant d'être un "enfant voulu",
dit Marie PEETERS. L'enfant sait instinctivement qu'il est un "survivant",
et il arrive que, sans même avoir été informé du ou des
avortements de sa mère, l'enfant à qui on demande de dessiner sa famille
rajoute aux survivants d'autres enfants correspondant exactement au nombre des frères
et soeurs avortés. Est-ce la démonstration que les pseudo-secrets
de famille sont bien souvent des secrets de polichinelle ? Ou la manifestation
d'un instinct comparable à celui qui permet à l'enfant de sentir que
sa mère est enceinte bien avant qu'on le lui ait révélé
' ce fait a été depuis longtemps constaté.
L'aveu d'un précédent avortement de la bouche même
de ses parents sera pourtant une épreuve difficilement supportable. Alors
la crainte va s'installer avec plus de puissance dans l'esprit de l'enfant, surtout
dans certaines familles où les choses sont dites sans détours :
par exemple, suite à l'échographie du bébé attendu,
se réunit un mini-conseil de famille avec les autres enfants ; et les
parents de conclure : "celui-là n'est pas conforme, il est anormal,
on va l'avorter".
Dans un tel contexte, l'enfant lui-même comprend qu'il
risque d'être rapidement un "échec", source de déceptions
pour ses parents. Peut-être, à l'école, les "copains"
lui ont-ils déjà demandé "Et toi, tu as été
voulu ?"
Ainsi, l'enfant ressent les effets du regard eugéniste
de ses parents qui se répercute chez lui en une sorte d'auto-eugénisme.
Ce ne sont encore que des attitudes, des regards, des paroles... Pourtant, est-il
outrancier de penser que, dans certains cas, on puisse en venir aux mains en dépassant
le stade des discussions à volume élevé où telle mère
dira à sa fille dans un moment de colère : "Toi, j'aurais
dû t'avorter". N'est-on pas déjà allé assez
loin dans l'insupportable ? Après tout, on pensait qu'en supprimant
les enfants "non désirés", il n'y aurait plus d'enfants
battus ; en fait, il n'en est rien : la courbe des sévices sur
les mineurs semble augmenter selon la même progression que celle des avortements.
Marie PEETERS rappelle que des liens d'amour très profond se tissent dès
avant la naissance entre la mère et l'enfant, et ce sont ces liens qui protègent,
en quelque sorte, l'enfant, évitant, par exemple, que soit ressenti comme
une corvée, voire comme une agression, l'obligation de se lever la nuit pour
donner le sein ou le biberon à un enfant qui hurle. Mais que pourrait-il
advenir si ces liens d'amour sont trop abîmés par l'avortement, si
la mère ou le père (blessé lui aussi par l'avortement) transforment
leur blessure en colère, en agressivité ?
LE CRI DU FAIBLE
On peut constater avec inquiétude que le cri du faible appelle toujours une réponse ambivalente, entre la compassion, qui est le propre de l'homme, et la violence ou la colère qui surgissent des profondeurs de notre animalité. En arrivera-t-on alors à une sorte d'eugénisme a posteriori, par exemple sur celui qu'on aura désigné comme le vilain petit canard de la famille, ou cette violence touchera-t-elle tous les enfants survivants après s'être exercée contre ceux qu'on ne voyait pas encore ? En tout cas, l'ombre des enfants morts plane toujours dans la vie de ceux qui sont impliqués dans leur disparition et qui les ont retranchés de la terre des vivants, même s'il n'en résulte pas toujours des séquelles aussi tragiques. C'est pour cela qu'au cours des thérapies spécifiques qui peuvent seules amorcer une réelle guérison, on commence par demander à la mère de faire vraiment le deuil de son enfant après lui avoir "redonné un visage humain". Il lui faut revivre vraiment la mort de l'enfant à travers les étapes de l'avortement, pour qu'ensuite cette mort apparaisse bien définitive, de manière à être assumée en vérité. Ainsi, après qu'on a redonné sa pleine humanité à l'enfant avorté, les autres enfants ont toute chance d'être moins "voulus" et mieux acceptés.